mardi 14 avril 2009

Peter Doherty "Grace / Wastelands"

On doit l'avouer : à la fin des Libertines, on ne donnait pas cher de la peau de Pete Doherty, et on était fort sceptique sur sa capacité à se relever (voire à survivre). Le bancal premier album des Babyshambles ("Down In Albion", 2005) ne nous avait pas franchement rassuré malgré quelques éclairs de génie ("Fuck Forever", "Albion", "Up The Morning", "Pipe Down"), pas plus que sa pitoyable prestation à Rock en Seine la même année. Et puis, voilà bientot deux ans, "Shotter's Nation" nous avait littéralement cloué le bec, et depuis le groupe est apparu plus pro que jamais lors de ses concerts (nous avons notamment eu l'occasion de le voir maîtriser totalement son sujet à Benicassim l'été dernier). C'était donc avec espoir et appréhension que nous attendions la sortie tant annoncée (et maintes fois repoussée) de l'album solo de Peter Doherty (car il faut maintenant l'appeler "Peter", son alter ego Pete étant réservé aux colonnes de la presse people).

Ne tournons pas autour du pot : "Grace/Wastelands" est un grand album. Pourtant, entre ses diverses annulations de concerts à la dernière minute, ses spectacles chaotiques, ses démêlés judiciaires, ses cures de désintox, ses frasques londonniennes faisant régulièrement les choux gras des tabloïd, son idylle avec Kate Moss, son séjour en prison, etc... on avait trop vite oublié le talent qui habite le très lettré et cultivé Peter Doherty. Ce disque ne laisse plus de doute et le révèle tel qu'il est : un artiste de génie.

Il semble enfin avoir pris conscience du temps passé à gâcher son immense talent. Tant et si bien qu'on le sent ici en partie apaisé, fier de ses chansons comme jamais. Mais aussi libéré de pouvoir pour la première fois publier un disque sous son propre nom, de ne pas avoir à se cacher sous le masque des Libertines ou des Babyshambles, et de pouvoir se livrer sans concession. Mais cette mini-métamorphose n'aurait sans doute pas été possible s'il n'avait pas su aussi bien s'entourer. En effet, Pete a bâclé trop d'enregistrements par le passé pour ne pas avoir eu envie sur ce disque d'en mieux maîtriser les contours en faisant appel à un véritable sorcier de studio. Le résultat est splendide et, davantage qu'un album solo, ce disque est véritablement le fruit d'une collaboration à trois, tant certaines chansons semblent avoir été sauvées de l'oubli (la plupart ont été écrites il y a quelques années et n'ont jamais été enregistrées depuis) et magnifiées par le tandem Stephen Street (producteur) / Graham Coxon (guitariste).

Ces derniers ont su tirer le meilleur de Doherty, ce que personne n'avait réussi à faire auparavant. Il faut dire que ces deux-là ne sont pas vraiment n'importe qui : Graham Coxon n'est autre que l'ex-guitariste de Blur, et Stephen Street un producteur culte des années 90 (il a oeuvré sur la grande majorité des albums de... Blur, sur certains disques des Smiths, et sur le dernier Babyshambles). Pas nés de la dernière pluie, donc. Ces invités de marque ont, semble-t-il, galvanisé Peter Doherty, qui ne s'était jamais autant répandu en louanges dans ses interviews (il ne cesse de vanter le professionnalisme et la qualité de ses deux comparses d'enregistrement).

Aux quatre coins de l'album, on songe – toutes proportions gardées – aux Kinks de "Waterloo Sunset" ou "Sunny Afternoon", et on sent l'influence de l'immense Ray Davies ("1939 Returning", "I Am The Rain", "Sweet By And By", "Sheepskin Tearaway"...). Outre un don évident pour le songwriting, ces deux amabssadeurs de la pop anglaise (à quarante ans d'intervalle) ont en commun ce phrasé nonchalent et désabusé, cette capacité à peindre une émotion avec une mélancolie et une justesse sans pareil. L'amour de Peter Doherty pour la poésie et la littérature en général et sa grande maîtrise de la chose y sont sans doute pour quelque chose.

"Arcady" ouvre l'album par une ballade country joyeuse et enlevée où l'on retrouve la voix délicieusement éraflée de l'anglais et où celui-ci erre dans son pays imaginaire, se laissant porter par ses rêves de paradis perdus. Le single "The Last Of The English Roses" surprend et, avec sa rythmique de guitare claquée et sa batterie sourde, se situe quelque part entre The Cure ("Lullaby") et le "Guns Of Brixton" des Clash. "1939 Returning" – qu'il devait à l'origine enregistrer en duo avec Amy Winehouse – évoque un soldat allemand marchant sur l'eau gelée du Rhin peu avant d'être fait prisonnier (soldat rencontré par la grand-mère de Peter, si l'on en croit ses dires) et touche droit au coeur, de même que "A Little Death Around The Eyes" et "Salome". Ces trois chansons ont comme point commun d'être livrées avec de splendides arrangements de cordes qui, plus encore que de les embellir, les envoient dans une toute autre dimension.

L'entâme de "Grace/Wastelands" met l'eau à la bouche, mais une fois n'est pas coutûme, les sommets de l'album se trouvent en toute fin de disque : "Sheepskin Tearaway" (interprétée en duo avec Dot Allison) est un moment de grâce et de magie pure, le temps semblant suspendu dès le premières notes. "Broken Love Song" se détache également du lot, son refrain obssédant nous faisant frissoner de la tête aux pieds, Peter Doherty se livrant comme rarement. "New Love Grows On Trees", sombre et désabusée, impressionne, et son vers récurrent et obsédant comme une complainte morbide fait froid dans le dos ("If you're still alive when you're 25, oh should I kill you like you asked me too"). Enfin, "Lady Don't Fall Backwards" (parralèle à "The Lost Art Of Murder", dernière chanson de "Shotter's Nation"), conclut l'album par deux minutes miraculeuses de beauté où règnent une fragilité et une simplicité des plus émouvantes. C'est comme ça qu'on préfère l'anglais, et sans doute cela explique pourquoi, longtemps encore après son écoute, ce disque reste dans notre coeur et hante notre esprit de ses splendides mélodies : jamais, sans doute, Pete Doherty ne s'était à ce point mis à nu.

Ce disque marque la première étape sur le chemin de la rédemption pour Peter, lequel se débarasse petit à petit de ses oripeaux de "poète maudit" pour émerger vers la lumière du succès. On ne peut que l'y encourager tant ses chansons semblent se bonifier à mesure qu'il calme ses frasques, arrête de se disperser et se concentre sur sa musique. Avec cet album, Peter Doherty met les points sur les "i" : de tout ce qu'il a pu produire, que ce soit avec Carl Barât et les Libertines, ou avec ses Babyshambles, "Grace / Wastelands" est – pour le moment – son projet le plus abouti. Grandes chansons, grand producteur, grand interprète : on est pas loin du chef d'oeuvre avec cet album, et l'on tremble en imaginant l'immense gâchis qu'aurait été l'absence de ce disque, tant le nombre de pépites perdues ou oubliées en cours de route par l'anglais aurait pu être conséquent.

Lire également la critique de l'album sur Froggy's Delight.

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